Mettre des visages et des voix sur le texte de Didier Eribon…

 

Pourquoi adapter le livre de Didier Eribon, Retour à Reims, paru en 2009 ?

Si j’avais beaucoup aimé le livre à sa sortie, l’idée d’en tirer un film ne m’avait pas effleuré. Jusqu’au jour où la productrice Marie-Ange Luciani m’a proposé une adaptation pour le cinéma. J’ai donc relu le texte. Du temps avait passé. Étonnamment, j’avais occulté de ma mémoire toute la partie concernant l’histoire sociale et politique de la classe ouvrière. Celle-ci allait pourtant constituer l’ossature de mon film à venir. Il me restait en tête le parcours de Didier Eribon, la description de sa famille…

 

En quoi ce parcours vous touchait-il ?

Nous sommes issus de la même classe sociale. À la différence près que ma famille est composée de travailleurs isolés, et ne fait pas partie de l’aristocratie ouvrière, celle des mines ou des chantiers. Un de nos autres points communs est d’avoir été, moi aussi, bon à l’école. Cela nous a permis de suivre des études longues, de quitter la province pour Paris, afin d’y poursuivre notre apprentissage et de vivre notre homosexualité… Lui en tant qu’écrivain, moi en qualité de cinéaste, prenons la parole, une chose qui est souvent impossible dans les familles populaires. Cela a constitué pour nous un changement de statut.

 

Plutôt que de ce changement de statut, vous allez vous emparer de l’histoire sociologique et politique de la classe ouvrière au sens le plus large. Quel a été le déclencheur ?

Didier [Eribon] évoque sa mère qui décide de voter Front national, créant là aussi une rupture avec une famille très attachée au Parti communiste. C’est le point de départ de sa réflexion. Comment un tel revirement a été possible ? Didier donne plein d’éléments de réponse, il les agence de manière extrêmement limpide. J’ai ressenti un bien fou à relire ça, alors que le Rassemblement national ou le parti d’Éric Zemmour semblent séduire de plus en plus de gens aujourd’hui. Leurs idées circulent et sont diffusées au-delà des cercles auxquels elles s’adressent a priori. Cela pose question.

 

En vous proposant l’adaptation de Retour à Reims, la productrice Marie-Ange Luciani avait-elle une idée précise sur ce qu’elle désirait ?

Oui. Elle voulait un travail d’archives, afin de mettre des images, des visages, des voix sur ce texte. Elle cherchait quelqu’un capable de travailler à partir d’images préexistantes. On lui a suggéré mon nom. Pour elle aussi, ce texte résonnait intimement.

 

Comment avez-vous fait pour structurer votre film ?

J’ai d’abord procédé à un montage du texte, je me suis ensuite plongé dans des images. J’ai fait appel à ma mémoire afin de retrouver mentalement celles qui me revenaient spontanément. J’ai une connaissance assez précise du travail des documentaristes des années 60 et 70. Celui de Chris Marker et de Jean Rouch, bien sûr, mais aussi tout le cinéma ouvriériste post-68 comme les groupes Medvedkine… J’en ai revu pas mal. Ça me permettait de me projeter concrètement dans mon projet. J’ai étendu mes recherches grâce à l’INA, afin d’explorer les différentes représentations du monde ouvrier au cinéma et à la télévision dans les décennies traitées. J’ai aussi eu accès à Ciné-Archives, le fonds audiovisuel du PCF et du mouvement ouvrier.

 

On se rend compte à la vision de votre film que la fiction française a longtemps mis le monde ouvrier au premier plan….

Durant plusieurs décades, le cinéma était un spectacle immensément populaire qui touchait toutes les catégories sociales. Du coup, des films étaient fabriqués à l’attention des classes populaires comme d’autres l’étaient pour les classes plus aisées. La production était très éclatée en termes de représentations et des acteurs comme Jean Gabin avaient une gouaille, un accent particulier qui collait avec l’image de l’homme du peuple. Une partie des techniciens, des réalisateurs, voire des producteurs, étaient par ailleurs très liés au PCF – je pense ici à Jean Renoir – et tournaient des films pour leur camp. Tout ça disparaît à la fin des années 70. Le monde ouvrier est le grand absent des années 80, pour revenir beaucoup plus tard. Cette fois, il y a un changement de point de vue. Ce ne sont plus forcément des cinéastes engagés qui s’emparent du monde ouvrier. S’opère alors un cinéma de la réconciliation, l’employé et le patron peuvent se comprendre, vivre des choses en commun. La lutte des classes n’existe plus vraiment. C’est un cinéma politiquement mou.

 

Dans votre film, la figure du Gilet jaune vient justement perturber les choses et replacer l’engagement au centre du cadre…

Le livre de Didier date de 2009. Il ne pouvait pas anticiper l’irruption des Gilets jaunes. Mais le film devait accueillir cette révolte. Je note d’ailleurs un retour aujourd’hui des images militantes dans beaucoup de documentaires qui ont l’honneur d’une sortie en salles. Des longs métrages comme La Fracture de Catherine Corsini ou Ouistreham d’Emmanuel Carrière font, eux aussi, entrer ce réel dans la fiction.…

 

Votre film est sous-titré, « Fragments »…

C’est d’abord une façon de passer un contrat avec le spectateur, de lui dire : « Ceci est une adaptation. » Plus largement, l’idée de fragmentation me plaît. Une archive, c’est par définition un morceau, un éclat d’un moment plus large. Idem pour les extraits de longs métrages que j’utilise. C’est une vision parcellaire de l’œuvre citée.

 

Didier Eribon est-il intervenu dans la production du film ?

Il était là à toutes les étapes importantes du film tout en me laissant une totale liberté. Il était d’ailleurs prêt à ne rien regarder avant que le film soit achevé. Je me sentais mal à l’aise avec cette idée. Il a donc lu le premier montage du texte, vu le premier montage du film… Les discussions ne portaient pas tant sur la qualité ou non du film que sur la façon dont certaines images ravivaient en lui un souvenir.

 

À quand remonte le choix d’Adèle Haenel, pour la voix off ?

Très tôt. Mon adaptation du texte, je l’ai dit, part de la figure de la mère de Didier Eribon. Cette femme devenait en quelque sorte le personnage principal du film et me donnait l’occasion de m’intéresser plus globalement à la façon dont les femmes s’inscrivent dans les luttes ouvrières. Adèle Haenel prend place dans cette histoire en tant que figure de l’engagement, notamment féministe. Je me disais aussi qu’entendre une voix qui ne serait pas celle de l’auteur, à savoir celle d’un homme de 60 ans, permettrait d’ouvrir le champ de l’identification. L’histoire racontée dans le film peut avoir été vécue par n’importe qui. De la même façon que le film allait poser des corps et des visages sur le texte, la voix d’Adèle venait apporter un regard différent.

 

CNC
7 avril 2022
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